Discours de Maître Osenat à l'Opéra Garnier

" Madame le ministre, Messieurs les élus, Messieurs les présidents, les conservateurs, les directeurs, et tous ceux que je ne peux citer,
Je remercie tous ceux qui ont contribué à l’organisation de cette vente.


Jamais je n’aurai imaginé il y a quarante ans…


Autour de vous ce sont des musiciens, chanteurs, chanteuses, cantatrices, danseurs, poètes, chorégraphes, chefs d’orchestre, qui vous regardent sous le magnifique plafond de Cairlin entouré de tapisserie d’Aubusson.
On ne pouvait rêver meilleur décor pour ce vernissage.
 
C'est la plus grande collection en mains privées jamais réalisée sur Napoléon III, qui nous réunit en ce lieu prestigieux qu'est l'Opéra Garnier .
Je ne dirais pas que c'est un plaisir car l'expression manquerait trop de force ;
je ne dirais pas non plus que c'est un honneur, ce mot relevant davantage du discours convenu que de celui du cœur et de la sincérité .
Pour cette raison, je vous ferais simplement part de ma sincère émotion.
 
Comment n'en serait-il pas ainsi, alors que Christopher Forbes m'a investi d'une mission que je qualifierais d’historique: celle de la transmission d'une collection unique au monde .
Je suis doublement ému, à la fois par l'importance de cette mission, et par la confiance dont me gratifie un éminent protecteur du patrimoine artistique et historique français .  
C’est aussi un symbole à l’heure où une grande famille française choisit une maison de vente anglo-saxonne pour disperser les souvenirs de France, qu’un citoyen américain célèbre rapatrie des Etats-Unis sa collection et choisisse la France, et spécialement Fontainebleau et la Maison Osenat pour la disperser, j’en suis touché et très fier.
 
 La passion de Christopher Forbes pour l'art et pour l'Histoire est d'abord le témoignage d'un esprit raffiné, voué au culte du Beau, et qui voit dans la création artistique l'un des accomplissements les plus sublimes du génie humain .
Cette passion a inspiré sa vie, faisant de lui un collectionneur obsessionnel, comme il le confesse lui-même, depuis près de cinq décennies. Collectionner, est devenu sa sève nourricière et c'est là le symptôme d'une maladie incurable dont le gène lui a sans doute été transmis par son père, également grand collectionneur . On retrouve dans cette vente les premières lettres achetées à 17 ans où ce tableau de Flandrin acheté à Saint-Tropez quand d’autres étaient à Sénéquier ou au Papagayo.
Cette passion l'a naturellement conduit à devenir un mécène et à cet égard il a beaucoup œuvré au sein de l'association des Amis américains du Louvre qui a multiplié les soutiens et les donations au plus grand musée français .
Mais ce soir, plus qu'au mécène, c'est au collectionneur que nous rendons hommage, à l'esthète, à l'admirateur de la France, de sa culture et de son histoire .
En ce domaine l'apport de Christopher Forbes repose sur un paradoxe . Alors que la France a compté tant de souverains prestigieux, dont les règnes ont eu un rayonnement mondial, il a jeté son dévolu sur un empereur dénigré par trop d'historiens et que la mémoire collective a relégué dans les oubliettes du passé . Un tel choix, qui s'inscrit à contre-courant, souligne une injustice à laquelle il est temps de mettre fin car peu à peu la France reconnait sa dette envers Napoléon III.
Napoléon III s'impose d'abord comme un visionnaire. Presque un siècle et demi avant les accords de Maastricht (1992), il avait imaginé les « Etats-Unis d'Europe » .  A ses yeux la France était destinée à devenir l'arbitre de l'Europe dont les problèmes  devaient être réglés par le biais de congrès et de conférences .
Il rechercha donc des appuis et en premier lieu, l'alliance anglaise .
Certes, les vues de Napoléon III furent contrariées par la Russie et par l'Autriche, mais il n'en n'avait pas moins envisagé la construction politique d'une union européenne ayant la France au sommet .
Napoléon III a aussi été un apôtre des libertés et de l'émancipation des classes populaires .
S'agissant des libertés, il les a défendues à la fois en Europe et en France . Très tôt porté par le cosmopolitisme des Lumières et par l'idéal romantique, il prend en effet parti pour le « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes » ce qui va justifier ce qu'il nommera sa « mission européenne » :  aider les nationalités à former des Etats .
Quant aux libertés intérieures, elles progressent nettement à partir de 1860 .  « Nous voulons cette liberté, déclare Napoléon III, qui éclaire, qui contrôle, qui discute les actes du gouvernement et non celle qui devient une arme pour le miner sourdement » .
La liberté de la presse s'accroît, le droit de réunion apparaît et, pour la première fois depuis la Révolution française, l'autorité politique se penche sur la condition des classes laborieuses .
Celles-ci ont toujours préoccupé Napoléon III . En 1844 il avait conçu un programme économique et social présenté dans son livre intitulé l'Extinction du paupérisme . Dans cet esprit, il encourage les  créations de crèches, les aides à la construction de logements ouvriers, les sociétés de secours mutuel .
Napoléon III a  fait entrer la France dans la modernité grâce à un compromis entre le dirigisme et le libéralisme .
La grande innovation c'est l'intervention de l'Etat dans la vie économique :
Napoléon III jette les bases de ce que l'on nommera plus tard « l'Etat Providence » (dérives). L'empereur signe des contrats commerciaux,  lance des travaux d'utilité publique, accorde des prêts à l'industrie et à l'agriculture . Les résultats sont éloquents . En vingt ans la production industrielle et agricole augmente de 53%, le pays se couvre de voies ferrées, le commerce extérieur prospère, les banques se multiplient et la France devient un grand exportateur de capitaux alors que s'accélèrent les conquêtes coloniales au Sénégal, en Indochine et Nouvelle Calédonie .
A l'extérieur, et au nom du principe des nationalités, Napoléon III a engagé la France dans deux guerres victorieuses : la guerre de Crimée (1854-1855) et la guerre d'Italie (1859) .
Il aura fallu le désastre de 1870 avec l'humiliante défaite de Sedan pour que l'opinion versatile réclame la déchéance de l'empire .
Napoléon III va connaître le dénigrement et devenir l'un des souverains les plus maltraités par l'Histoire . Une injustice largement entretenue par la violente satire de Victor Hugo intitulée  Napoléon le Petit  . Contrairement à Napoléon Ier , il n'y aura aucun Montholon ou Las Cases pour défendre sa mémoire ou l'auréoler d'une légende .
Sans nul doute, l'un des intérêts majeurs de la collection de Christopher Forbes, est-il de réhabiliter Napoléon III, de rétablir l'homme dans son prestige et d'honorer son œuvre .
Christopher Forbes y a consacré sa vie .
On pourrait presque parler d'un sacerdoce, aussi peut-on légitimement s'interroger sur la raison pour laquelle il a décidé de se séparer des trésors accumulés .
Cette raison est totalement étrangère à toute idée d'opération financière . Elle tient à la passion ou, dirais-je, à l'amour, en deux mots partager et transmettre.
Pour le comprendre il suffit de lire le testament d'Edmond de Goncourt (1822-1896), dont les mots pourraient être ceux de Christopher Forbes :
« Ma volonté est que mes dessins, mes estampes, mes bibelots, mes livres, enfin les choses qui ont fait le bonheur de ma vie, n'aient pas le froid de la tombe d'un musée et le regard bêbete du passant indifférent, et je demande qu'elles soient toutes éparpillées sous les coups de marteau du commissaire priseur et que la jouissance que m'a procuré l'acquisition de chacune d'elles, soit donnée à un héritier de mes goûts » .
A travers ces lignes filtre une transfiguration de l'objet : celui-ci se fond dans une histoire personnelle, revêt une dimension affective et acquiert une âme.
Une relation sentimentale pouvant devenir très forte se tisse alors entre l'objet et son propriétaire dont la possession s'assimile à un acte d'amour .
Mais les objets nous possèdent plus encore que nous ne les possédons et c'est pourquoi Edmond de Goncourt désirait que ses estampes, bibelots et livres fussent transmis à des héritiers capables de les aimer comme lui-même les avait aimés .
Tel est exactement le vœu de Christopher Forbes . Dans un tel contexte affectif, le commissaire priseur devient un passeur d'émotions, un humaniste attentif à l'attachement sentimental unissant l'esthète à l'objet .  « Objets avez-vous donc une âme », demandait Lamartine dans ses  Méditations poétiques  . L'objet d'art ou l'objet historique est traversé par une signification qui le dépasse et nous transcende .
Il retient et capitalise en lui la mémoire collective .
Même s'il était banal, voire futile, au temps de son usage, il devient une mémoire qui se fige et qui est un peu celle de chacun d'entre nous .
S'il capture notre cœur, c'est qu'il est aussi un révélateur de notre âme . C'est pourquoi, lorsque retentit le marteau du commissaire priseur, il y a là le signal d'une transmission entre deux personnes unies par une similitude d'âmes .
La collection de Christopher Forbes va se répartir ainsi parmi des héritiers qui en seront dignes et grâce auxquels la mémoire de Napoléon III restera vive à tout jamais .
 
Jamais je n’oublierai quand, accompagné de mes deux associés, Candice Osenat-Boutet et Jean-Christophe Châtaigner, nous avons découvert dans votre grand entrepôt de New-York ces immenses tableaux que des manutentionnaires étalaient devant nos yeux ébahis, je n’oublierai pas l’émotion qui nous a saisi en visitant cette maison, ces maisons du New-Jersey entièrement décorées de ces tableaux, objets, souvenirs, que l’on retrouve dans cette vente et qui formait le cadre de vie de Christopher Forbes.
 
Je n’oublierai pas non plus l’arrivée des caisses de Chenue à Fontainebleau, ces immenses camions, 2000 lots à répertorier, photographier, admirer.
 
Merci à Jean-Christophe Châtaignier qui s’est donné corps et âme pour cette vente et qui a réalisé avec les experts (que je remercie aussi) ces beaux catalogues qui sont la marque de fabrique de la maison Osenat.
 
Merci Bonnie Kirschtein
Merci Didier Therry
Merci "